Voir dans ses yeux un éclair d’humanité
et me dire que si cet homme a le courage
de ramasser tout ce que mes concitoyens
ne daignent pas jeter dans une poubelle,
je dois bien avoir le courage d’arriver
tout en haut de ce pont en pédalant.
Je pédale, pédale,
baisse les vitesses d’un cran,
pédale, pédale…
J’essaie de ne perdre ni mon courage, ni mon souffle,
mais je ferais meilleure figure
dans un championnat de sur-place que
dans une course contre la montre.
Tant pis, j’abandonne.
Je descends de vélo.
Hisse ma bécane sur le trottoir
et poursuis mon ascension à pied, le vélo à la main.
« Are you a quitter ? »
Les mots de mon patron résonnent
dans ma poitrine où mon cœur s’emballe encore
de l’effort que j’ai essayé de fournir.
Non, monsieur, je ne suis pas une fille qui se dégonfle.
Remettre ma démission n’est pas un dégonflement.
Au contraire. C’est une preuve de courage.
De foi.
Un acte de tête brûlée, je vous le concède, monsieur.
Mais pas moins téméraire pour autant.
Arrivée en haut du pont, je ralentis mon pas,
passe dans le dos d’un homme qui hypnotise le trafic,
traverse un nuage de bulles de savon.
Où allons-nous tous, aveuglément ?
S’extirper des couvertures,
avaler vite-fait un semblant de déjeuner
arrosé d’un café qui a refroidi pendant la douche,
foncer dans le brouhaha de la multitude d’inconnus
qui tous, vaquent à leurs vies,
s’effacer pour mieux ressembler… à qui ? À quoi ?
Ils ont tous l’air de savoir où ils vont,
tandis que moi,
je suis déjà soulagée d’être arrivée
bêtement en haut de ce pont.
J’aime imaginer que brusquement, tout s’efface.
Il reste moi, mon vélo, la chaussée et le pont.
Je déambule sans but, sans boussole.
Qui suis-je, quand tout est effacé ?
Une mouette passe en vol plané au-dessus de ma tête.
Que je l’envie : étirer mes ailes, voilà ce dont j’ai besoin.
C’est tout cela que j’ai mis dans ma lettre de démission.
Alors pourquoi est-ce que je traîne tant de lourdeur ?
Je ne ressemble plus aux autres.
C’est grisant et angoissant à la foi.
Je m’extirpe du gris de la foule,
étire des ailes invisibles et
prends mon envol pour nulle-part.
Mais j’ai peur de leurs regards.
Peur des regards de ceux qui savent mieux que moi
comment ressembler à quelque chose. À quelqu’un.
À une femme éclatante de réussite professionnelle,
par exemple,
comme cette dame sur le trottoir d’en face
qui se presse dans le sens opposé :
tailleur gris prince-de-galle,
coiffure parfaite,
chaussures à talon hyperféminines,
avançant d’un pas qui prévient les autres piétons
d’un « attention, business woman sans scrupules ».
Est-ce que je l’admire ? Est-ce que je la plains ?
Est-ce que je l’envie ? Est-ce que je la déteste ?
Un peu de tout cela. Une chose est certaine :
ce n’est pas moi.
Mon cœur s’est calmé, j’ai retrouvé mon souffle.
Généreusement, le pont m’offre sa pente descendante.
J’enfourche ma bécane, donne un petit coup de pédale
et m’élance, accompagnée de la mouette
qui vient m’encourager.
En guise de récompense de mon ascension,
la lourdeur s’efface petit à petit
une légèreté vient la remplacer.
Le vent s’empare des pans de mon manteau,
de mes cheveux, de mon écharpe multicolore.
Une drôle de phrase prend forme en moi :
« J’ai choisi ce chemin, je n’ai pas le choix. »
Quelqu’un s’époumone derrière moi :
« Mademoiselle ! Mademoiselle »
Ce portrait fait partie du livre en devenir Engrenages.
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