Je me déplace entre les piétons
comme un saumon remonterait le courant.
La plupart des gens se rendent vers le centre,
tandis que je m’enfuis vers l’autre côté du pont.
Là ou commence la route qui s’éloigne de la ville,
du bruit, de la cohue.
J’ai envie d’être seul.
Dans le silence.
J’aime le silence.
Les gens qui me croisent croient probablement
que j’ai la musique à plein tube
dans mon casque.
Mais non.
Il n’y a que le silence.
Ils ne font pas la différence.
J’ai ce casque depuis que j’ai travaillé au chantier.
Il y avait un bruit d’enfer là-bas.
Et puis un jour, le contre-maître m’a prêté son casque.
Tout le bruit disparaissait, comme par magie.
Il restait un murmure lointain,
comme un film dont on aurait baissé le volume
jusqu’à un, un et demi.
J’ai tout de suite été un inconditionnel
de ce silence.
La découverte de ma vie.
J’ai grandi dans le bruit.
Le bruit de la ville.
Le vacarme des engueulades.
Le tintamarre de la vaisselle qui casse.
Le bruit me faisait mal,
aux oreilles,
à la peau,
à l’estomac.
Personne ne me prenait au sérieux
quand je leur expliquais.
À l’école aussi, y’avait du bruit partout.
Strident, harassant, méchant.
J’étais un cancre, disaient-ils.
Ils m’ont renvoyé, de la première école,
de la deuxième, de la troisième.
J’ai fini par décrocher.
J’ai fini apprenti sur le chantier.
Dans le vacarme, là aussi.
Jusqu’au jour où le contre-maître
m’a tendu son casque.
Son casque anti-bruit.
Le rêve.
Je me suis assis, le casque sur la tête,
pour manger mon casse-croûte.
J’ai mangé une tartine au fromage.
Elle ne m’avait jamais tant goûté.
J’ai bu une tasse de café,
bien chaud grâce à mon super thermos.
Les gars se sont remis à travailler.
Je ne voulais pas quitté le silence.
J’ai rangé mes affaires dans mon sac à dos usé,
je me suis levé et
je suis parti.
Je ne suis plus jamais retourné au chantier.
Je n’ai pas rendu le casque au contre-maître.
Depuis, petit à petit,
je guéris.
Je vis toujours au centre-ville,
seul dans un studio.
Il n’y a plus de bruit chez moi.
Quand les voisins s’engueulent,
je mets mon casque, ma veste,
et je sors.
Je prends la rue qui mène au pied du pont,
passant devant les magasins encore fermés,
le long de la piscine encore fermée.
Les voitures s’embrouillent dans le trafic.
Je me faufile, traverse le carrefour.
Un bonhomme fait demi-tour,
son téléphone collé à son oreille,
une femme s’arrête devant la SDF
que je vois tous les jours.
Un homme se dépêche de rattraper une cycliste,
une gamine court après des bulles de savon.
Un gars figé, les bras calés sur le garde-corps,
se retourne et croise mon regard.
Je lui souris,
il ne réagit pas.
Je me sens bien
dans mon nuage de silence.
Je descends de l’autre côté du pont,
là où la route mène en dehors de la ville.
Loin du bruit,
loin du vacarme de la société
qui ne veut pas de moi.
Plus loin, il y a un chemin de terre.
Un portillon de bois, qui grince peut-être,
mais je ne sais pas,
je ne l’entends pas.
Je m’enfonce dans ce petit bois,
quelques dizaines de mètres encore,
et là,
là et pas avant,
j’enlève le casque.
Pour entendre le murmure
du vent dans les feuilles
des peupliers.
Petit à petit,
je guéris.
Un jour,
j’irai vivre dans la montagne.
Pour écouter son silence.
Avant de partir,
j’irai rendre son casque au contre-maître.
Sur le chantier.
Je le remercierai
de me l’avoir prêté.
Je ne sais pas quand,
je ne sais pas comment,
mais un jour j’irai,
vivre dans la montagne,
pour écouter son silence.
Ce portrait fait partie du livre en devenir Engrenages.
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